mercredi 27 mai 2020

NOTES DE LECTURE XXII: MARLENE TISSOT "UN JOUR, J'AI PAS DORMI DE LA NUIT"

Le recueil, écrit à la première personne, est une tentative ratée de poétiser l'insomnie qui s'éloigne clairement de toute vision romantique des nuits blanches. Il s'agit plutôt d'un ensemble de réflexions autour de la routine, de la place que l'on occupe dans le monde et de la lassitude de l'existence. Pour y remédier, dans les premiers poèmes, Marlène Tissot nous explique qu'il faut retrouver les sentiments et oser leur redonner une place prépondérante

Il n'y a pas de formule magique
juste l'émotion à entretenir coûte que coûte

afin de ne plus considérer notre vie comme une compétition perpétuelle qui ne mène que vers l'absurde.

En parlant des sentiments, on ne se réfère pas seulement à l'amour, car face aux règles complexes de celui-ci et à son instabilité, la permanence des éléments (les nuages, les étoiles, le silence) semble au début prévaloir sur notre insignifiance. Il s'agit, tout au long des 62 poèmes, de trouver des repères car l'auteure est perdue dans ce temps de l'éveil artificiel. Les heures avancent sans moi et tout peut s'écrouler sous le poids d'un seul mot. Devant cette fragilité, il y a certes des tentatives pour faire appel à l'autre
alors tends-moi encore la main
même si j'ai peur de la prendre

mais le souci, finalement, consiste à être soi-même sans jouer un rôle et à faire face au rire moqueur des autres, qui jugent sans cesse tous ceux qui ressent trop fort, qui parlent trop fort, qui sont trop sincères dans leur bonheur comme dans leur malaise.

Quel est alors le juste milieu, l'intervalle étroit entre le tout et le rien nécessaire pour être accepté et pour s'accepter soi-même ? Voici la question essentielle de ce livre poignant, douloureux, d'une grande intensité. Dans la recherche d'un point d'ancrage, on constate l'insatisfaction face à un monde creux et absurde, où la technologie ne fait qu'accroître la vacuité du présent. Et pourtant, la poète ne se permet pas de regarder vers l'avenir pour entamer une fuite éventuelle, car notre seul futur, c'est le présent. Quel refuge trouver alors, puisque rien ne semble sûr ? Certaines propositions surgissent tout au long de la quête que révèlent les poèmes :
-l'imposture : une stratégie efficace / quand être soi devient insupportable
-le choix de la facilité, pour participer au mouvement / se faire à l'idée d'être un vaut-rien
-la créativité, qui s'affirme comme un nécessaire contrepoids devant la banalité d'une société aliénante
-le silence pour réinventer les choses et aspirer à une hypothétique paix des méninges. On peut toutefois se rendre compte à plusieurs reprises que le silence peut être aussi une rage que l'on retient.
Un jour, j’ai pas dormi de la nuit par Tissot

Malgré tout le recueil, né autour de l'anxiété et du mal de vivre, nous laisse voir qu'il y a de l'espoir, même minime, car il faut
recracher l'amertume
ne garder que le noyau d'une saveur

Et, somme toute, l'amour s'inscrit dans cette envie de continuer à vivre, ou plutôt, l'attente de l'amour et des moments positifs où l'on saurait que tout a valu la peine, même si on a toujours peur :
on ne cherche pas trop, non plus, c'est risqué
imagine, si par malheur on parvenait à être heureux

Marlène Tissot ne propose pas de réponses toutes faites. Son style fuit tout classicisme, elle emmerde la métrique des rimes et la frime lyrique, mais Un jour, j'ai pas dormi de la nuit est cependant construit de façon rigoureuse, avec une structure précise et équilibrée de chaque poème : quatre strophes à chaque fois : les strophes un et trois -avec le même nombre de vers - commencent par le vers qui donne son titre au livre, tel un miroir, une cantilène ou un écho. Les strophes deux et quatre ont aussi une construction parallèle quand au nombre de vers, et constituent un corollaire, un commentaire ou un approfondissement de la réflexion poétique. Le langage direct et évocateur s'appuie souvent sur d'intéressants jeux de mots (les moissonneuses boiteuses, je sais quand il est leurre, les fenêtres sur cœur...) qui montrent le souhait de l'auteure de tisser un monde poétique et personnel fait de rapports nouveaux aux choses, aux autres, au langage et, qui sait, à soi-même. Autant d'éléments qui font de ce livre un véritable coup de poing.

Marlène Tissot, Un jour, j'ai pas dormi de la nuit, La boucherie littéraire, 2018

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